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Éric Labaye : “Polytechnique est pleinement impliquée sur les enjeux de transformation publique”

Le président de l’École polytechnique et de l’Institut polytechnique de Paris insiste sur la nécessité pour l’action publique de s’appuyer sur des compétences tout à la fois scientifiques, sociales, politiques et administratives. Son établissement doit donc jouer un rôle important en matière de transformation publique et de transitions durables, souligne Éric Labaye, qui appelle à créer les conditions d’un alignement entre science, politique et acceptation citoyenne.

Vous avez annoncé ne pas vous porter candidat à un deuxième mandat de cinq ans en tant que président exécutif de l’École polytechnique, que vous occupez depuis août 2018. Depuis votre arrivée, comment Polytechnique est-elle restée “dans le coup” des transitions durables et solidaires ? 
Nous travaillons sur ces problématiques depuis des années, avec une méthode et des synergies qui nous amènent à appréhender et anticiper les attentes sociétales. L’X a initié la mise en œuvre des 10 objectifs de son plan Climat et lancé une dynamique en faveur du développement durable au sein de toutes ses activités. Nous avons opéré un changement d’échelle en matière de formations, avons réalisé une levée de fonds historique pour notre centre interdisciplinaire E4C grâce au fonds Ifker (8 millions d’euros)*, et avons engagé tous les services de l’École dans la transition énergétique. La mission de l’École est de contribuer au développement sociétal et à celui de la nation. Il faut des leaders pour porter les évolutions et les transformations des structures privées et publiques, et Polytechnique entend rester à la pointe pour former ces leaders et accompagner la transition énergétique.

Constatez-vous toujours un fossé culturel entre public et privé ?
Depuis cinq ou dix ans, des silos et des murs culturels sont tombés. Alors que les transitions appellent à une mobilisation générale, les coopérations sont plus naturelles. Les jeunes générations, qui ont un appétit de réalisations et d’impact, se soucient moins que l’intérêt général relève du public, du privé, de l’associatif, du national ou de l’international. La question pour eux est d’apporter des solutions. Bien sûr, il y a toujours des contre-exemples, mais je suis très optimiste sur le fait que les collaborations vont s’intensifier. Mon propos se place de manière distincte de toute opinion politique : nous sommes là pour contribuer aux meilleures politiques publiques en s’appuyant sur la formation, la recherche et l’innovation. Toutes les forces et tous les engagements sont nécessaires. 

Nous sommes fiers et heureux de voir que la Première ministre et le ministre de l’Industrie sont issus de l’École Polytechnique.

Comment cette mobilisation s’incarne-t-elle dans votre “plan Climat”, mis en œuvre depuis début 2022 ? 
Le plan Climat trouve ses origines dans le colloque “RéfleXions” que nous avions organisé en 2019 à l’occasion des 225 ans de l’École : après deux cent vingt-cinq ans de contribution au développement économique, les deux cent vingt-cinq prochaines années devaient s’inscrire dans les principes du développement durable. La deuxième édition de “RéfleXions”, qui s’est tenue le 9 juin et a remporté un vif succès, a l’ambition de devenir un forum académique et scientifique de référence sur les questions de développement durable. Dans l’intervalle, notre plan Climat s’est développé, appréhendant tout à la fois l’enseignement, la recherche, l’innovation et la vie collective du campus. Tous les élèves suivent un séminaire introductif à leur arrivée à l’École sur le développement durable ; nous avons développé un certificat et des cours obligatoires du tronc commun sur les transitions. Notre centre interdisciplinaire de recherche E4C (Energy for Climate) et nos publications s’emparent de ces enjeux avec une approche prospective et opérationnelle. Par ailleurs, la consommation électrique de nos bâtiments a été revue à la baisse de 10 % en trois ans, tout comme nos mobilités et notre politique d’achats ; enfin, les start-up que nous accompagnons sont désormais à près de 25 % dans la green tech. 

La place des polytechniciens dans les hautes sphères de la décision publique – cabinets ministériels, administrations – a reculé par rapport aux années 1980, au gré du recul de l’État sur les grands enjeux d’ingénierie. Le caractère aujourd’hui prioritaire des transitions va-t-il amorcer un retour des “X” dans la sphère publique ? 
Ce recul n’est pas si marqué que cela : nous sommes fiers et heureux de voir que la Première ministre et le ministre de l’Industrie [Élisabeth Borne et Roland Lescure, ndlr] sont issus de l’École polytechnique. C’est un bon exemple de tout ce que peut apporter notre école comme leaders de premier plan. Il faut toutes les compétences autour de la table : l’action publique a besoin de compétences scientifiques, au même titre qu’il faut des compétences sociales, politiques, administratives. Je souligne que nous sommes pleinement impliqués sur les enjeux de transformation publique, en particulier dans le cadre de la réforme des corps techniques de l’État [liée à la réforme de la haute fonction publique, ndlr]. Au-delà, les grandes transitions se déclinent en problématiques énergétiques, d’aménagement, d’infrastructures, de nouvelles technologies, de sciences… L’École polytechnique doit continuer de jouer un rôle majeur aujourd’hui et plus encore demain pour éclairer et façonner la décision politique. 

Il faut créer un alignement entre science, politique et acceptation citoyenne.

La science n’a-t-elle pas été un peu mise de côté ces quinze dernières années ? 
Peut-être, mais elle prouve aujourd’hui tout son apport. Il faut à la fois une approche sur les fondamentaux, mais aussi sur la manière opérationnelle de mettre en œuvre la transition énergétique. Comment faire évoluer la société pour rendre acceptable les besoins de la transition écologique ? En matière de “science dure”, qu’est-ce qui est possible technologiquement ? Ces interrogations sont essentielles. 

Vous évoquez l’acceptation sociale des décisions. Il faut donc une dimension scientifique et une dimension politique, mais aussi (surtout ?) une dimension citoyenne. Comment y travaillez-vous ? 
Une décision technique et scientifique doit être appuyée par un travail d’explication : il faut dire les alternatives et les impacts. Il faut créer cet alignement entre science, politique et acceptation citoyenne. Il faut pour cela s’accorder sur le constat et les options qui en découlent. La sociologie doit être intégrée à cette articulation : comment faire comprendre les problématiques à l’œuvre ? Comment faire évoluer les mentalités ? On rejoint en cela la mobilisation des “parties prenantes” que nous mettons en place, dans le sens où les silos et les fossés culturels n’ont plus lieu d’être. Cette mobilisation transverse doit se décliner à l’échelle des entreprises, à l’échelle des institutions et plus encore à l’échelle du pays.

Quid du leadership aujourd’hui : la complexité des enjeux suppose-t-elle de revoir la formation des leaders ? A-t-on encore plus besoin de leaders aujourd’hui ? 
Il faut à la fois fixer une ambition forte et une orchestration de la mise en œuvre des décisions. Le défi est peut-être plus complexe aujourd’hui tant les questions de transitions supposent un changement fort – voire radical – de notre manière d’appréhender les enjeux sociétaux et leurs réponses. L’orchestration est un élément du leadership. Nous y travaillons en nous appuyant sur nos quelque 230 années d’histoire, au gré desquelles nous avons formé tant de leaders, aussi bien les maréchaux de la Première Guerre mondiale que des patrons de très grandes entreprises, des présidents d’ONG et des membres des grands corps de l’État. Ce qui change aujourd’hui, c’est tout d’abord la nécessité plus forte de lier tous les acteurs de la chaîne, comme je le mentionnais : décideurs, citoyens, scientifiques ; et le besoin impérieux d’une approche moins hiérarchique et verticale, mettant l’humain au cœur de la démarche. Tout cela ne se discute plus : il faut en tenir compte, sous peine de risquer de passer à côté des sujets. 

Vous étiez cette année encore à VivaTech. Que peut l’innovation numérique sur les enjeux de transition ? Comment accompagnez-vous la green tech ? 
Nous accompagnons des start-up créatrices de solutions fortes en matière environnementale. Elles s’appuient sur les dernières avancées en matière de numérique, de physique, de chimie, de biologie, etc. Une start-up sortie de notre incubateur a développé des moteurs de nanosatellites ; une autre a produit une solution inédite de recyclage de déchets… Les exemples sont nombreux. Nous allons intensifier cette dynamique. J’ajoute que cette politique d’innovation s’inscrit, là encore, dans une approche de coopération. Nous travaillons avec d’autres écoles du secteur public ; et nos réflexions en matière d’innovation sont notamment partagées au sein de la chaire “Innovation publique” qui rassemble l’INSP, l’ENSCI, Sciences Po Paris et l’École polytechnique. L’heure est plus que jamais aux synergies, condition d’une réponse efficace aux grands défis sociétaux.

Propos recueillis par Sylvain Henry

* Le 14 septembre 2022, Stéphane (X93) et Agnès Ifker ont fait ce don exceptionnel pour soutenir la recherche sur la transition énergétique conduite au sein du centre interdisciplinaire Energy4Climate.

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