Partager

10 min
10 min

Nadège Baptista et Cécile Avezard : “Agences et territoires, des relations équivoques”

Les hautes fonctionnaires Nadège Baptista et Cécile Avezard analysent les “interrelations” entre agences et territoires. “État déconcentré et agences vivent en interdépendance, écrivent-elles notamment. L’un est le prolongement de l’autre et réciproquement.”

La notion d’agence recouvre, dans la sphère publique française, des réalités très diverses. La prolifération des agences est emblématique d’une action publique protéiforme, très présente dans le champ sanitaire (Santé publique France, ARS, ANSM, Anses…), le champ social (Pôle emploi…), l’économie (Agence des participations de l’État, Atout France…), l’environnement (Ademe, agences de l’eau, Office français pour la biodiversité, ONF…), la politique de la ville (Anru) ou encore le développement territorial (ANCT…). L’agence est l’État qui ne dit pas son nom. Autour de l’État central ou déconcentré, la constellation des agences semble avoir une vie autonome tout en nourrissant des liens avec leurs autorités de tutelle.

Les agences nationales ont procédé historiquement de la décentralisation fonctionnelle, par opposition à la décentralisation institutionnelle vers les collectivités territoriales, et ont connu des traductions juridiques variées. Vient ajouter à la complexité la décentralisation fonctionnelle, dans le sillage de la décentralisation territoriale, avec ses nébuleuses de satellites (SEM, SPL, EPCC…) gravitant autour de chaque niveau de collectivités.

Démembrement symptomatique d’un affaiblissement de l’État ou, au contraire, démultiplication aux fins de renforcement, l’agence est un modèle de développement spécialisé, qui emprunte à la fois à la gestion publique et à la gestion privée et qui tire son agilité de cette forme hybride. La fuite devant les rigueurs de la gestion publique a souvent été le moteur de la prolifération des agences. Ces respirations données à la gestion publique ont d’ailleurs pu retarder ou vider de leur sens les réformes simplificatrices de la gestion publique.

L’agence se perçoit et se vit comme une rupture avec le modèle administratif, dont elle fuit le carcan étroit.

Dans son étude annuelle de 2012, “Les agences : une nouvelle gestion publique”, le Conseil d’État préconise la définition de valeurs communes de service public pour l’État et son réseau d’agences. Le même rapport évoque une nécessaire harmonisation des règles de gestion de personnel, avec l’enjeu de création de passerelles et celui de la continuité des carrières. Cette harmonisation reste un enjeu. L’agence se perçoit et se vit comme une rupture avec le modèle administratif, dont elle fuit le carcan étroit. En se distinguant des services de l’État au sens strict, l’agence assume sa situation d’opérateur porteur de projet qui bouscule parfois les interprétations habituelles pour obtenir plus de souplesse.

Loin de prétendre définir avec exhaustivité la notion d’agence, notre contribution s’intéresse particulièrement aux interrelations entre agences et territoires. Agences et territoires entretiennent en effet des relations équivoques.

L’agence et le territoire : 
une instrumentalisation réciproque

Vue du terrain, la constellation brille par l’hyper­spécialisation de ses agences expertes, qui représentent autant de leviers d’un État déconcentré aux compétences généralistes et transversales. Dans son département, le préfet s’enrichit de ces étoiles, qui viennent parfois suppléer l’attrition de ses moyens. L’agence est le décentrement du lieu de l’expertise. Mais au-delà du simple déplacement de l’expertise et des moyens, l’agence correspond à la fructification de ces ressources. La spécialisation favorise en effet la montée en compétence et le recrutement d’experts, là où l’administration généraliste veille à la transversalité et voit son rôle parfois limité à celui d’un État coordinateur ou d’un État guichet. L’agence grandit et se légitime par la spécialisation. L’Anru et l’Anah correspondent à ce modèle hyperspécialisé qui vient compléter l’administration déconcentrée. Dans les champs de la politique de la ville ou du logement, État déconcentré et agences vivent en interdépendance : l’un est le prolongement de l’autre et réciproquement. Si le lieu de la décision reste indéterminé, les financements et les moyens sont toujours du côté de l’agence. L’équilibre est subtil : il revient au préfet de présenter les projets de renouvellement urbain devant le comité d’engagement de l’Anru, de sorte que la validation du projet par le comité d’engagement se superpose habilement à la validation de l’État local.

Au centre du jeu, le préfet veille à la cohérence de l’action publique. Délégué territorial de l’Anru, délégué territorial de l’ANCT, délégué territorial de l’Anah… Il est le garant de la bonne articulation d’agences qui ont leurs ressources et leurs stratégies propres, définies par leurs instances. Sa compétence générale de garantie de la cohérence territoriale des politiques publiques le lie fonctionnellement et irrémédiablement aux agences, qui échappent à son autorité hiérarchique. Ces agences ont plus de moyens et davantage d’expertise que l’État déconcentré, dont elles prolongent l’action dans des champs techniques. Par ailleurs, ces agences ont souvent des chargés de mission territoriaux en lien avec les élus du territoire.

Dans son département, le préfet s’enrichit de ces étoiles, qui viennent parfois suppléer l’attrition de ses moyens.

À rebours du modèle hors sol, l’agence régionale de santé (ARS) maille les territoires de ses unités départementales, en dialogue tant avec leur échelon régional qu’avec les services préfectoraux. Le suivi des indicateurs de l’épidémie de Covid-19, puis la mise en œuvre de la vaccination ont nourri ces interrelations, donnant parfois l’illusion d’unités départementales intégrées aux services préfectoraux. La multiplicité des interfaces génère néanmoins une asymétrie des relations offrant un refuge idoine pour chaque arbitrage qui doit échapper à l’échelon local.

Au cœur de cette organisation matricielle à plusieurs dimensions, le préfet doit pourtant garder la maîtrise du jeu. La question est de savoir qui est l’instrument. Le préfet actionne ses leviers hyperspécialisés afin de répondre à un besoin du territoire : tel quartier prioritaire de la politique de la ville est le siège d’un programme de renouvellement urbain financé par l’Anru, mais également le lieu d’une Action Cœur de ville animée par l’ANCT intégrant une opération de réhabilitation-restructuration de l’habitat financée par l’Anah… Cette action à multiples facettes s’inscrit réciproquement dans la stratégie de développement des agences, lesquelles entretiennent un lien avec les acteurs locaux ; un lien nécessaire pour incarner leur action. L’État déconcentré a besoin de l’agence pour des actions ciblées de rééquilibrage territorial et l’agence a besoin d’exister sur le territoire. Entre les agences et l’administration déconcentrée, il y a une relation de dépendance réciproque : d’un côté se trouvent l’expertise et les moyens, de l’autre, la garantie de l’unité et de la cohérence d’une action multipartenariale.

Le pouvoir et la règle, l’agilité et le contrôle

Si ce modèle en rhizomes confère à l’action publique une agilité, il permet également de prendre en considération le fait que dans de nombreux domaines (environnement, action sociale, rénovation de l’habitat, aménagement du territoire…), les compétences entre l’État et les collectivités sont très partagées. L’agence agit comme un amplificateur de partenariats et de ressources. Elle se prête à la gouvernance partagée, à rebours du modèle régalien vertical, et facilite les cofinancements de programmes d’action. Cette gouvernance territoriale intégrée associe les élus et plus largement d’autres représentants territoriaux (acteurs privés, société civile…).

Ces partenaires de l’État dans la constitution d’agences relèvent souvent de ce que l’on a appelé la démocratie sociale. C’est le cas des partenaires sociaux, patronat et syndicats de salariés. Lorsque l’État est devenu le financeur principal tant de la sécurité sociale que de l’assurance chômage, il a eu recours à la forme hybride des agences pour associer les partenaires sociaux, tout en ayant les moyens d’un contrôle serré s’il le souhaite.

Lors de la préfiguration de Pôle emploi, le conseil d’administration était composé pour moitié des représentants patronaux et syndicaux de l’Unédic, pour moitié de représentants de l’État. Mais la déclinaison territoriale de cet établissement public est plus complexe.

La déclinaison territoriale des ARS s’avère non moins complexe. Il fallait nécessairement donner une place importante à l’assurance maladie, gestionnaire d’un budget distinct de celui de l’État, quand bien même la tendance, d’un PLFSS à l’autre, a été de plus en plus interventionniste. Mais la fiction de cotisations dont la nature serait différente des impôts prédomine toujours. La solution adoptée a fait la part belle à l’assurance maladie, consacrant l’autonomie des ARS par rapport au préfet, moyennant la présidence d’un conseil de surveillance par le préfet de région.

On retrouve ces mêmes questions dans le champ de l’agriculture ou de l’environnement. Il en est ainsi des agences de bassin qui, en vertu du principe pollueur-payeur, regroupent les payeurs-bénéficiaires autour de la table. Quant aux politiques agricoles, elles passent par nombre d’organismes de cogestion avec la profession, dont la traduction territoriale n’est pas toujours lisible. Quand elle l’est, comme dans le cas des sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer), leur rôle et leur statut n’ont pas été actualisés pour prendre en compte la création, depuis une vingtaine d’années, d’établissements publics fonciers locaux, outre les EPF régionaux sous tutelle de l’État.

La géométrie territoriale variable des agences est un facteur supplémentaire d’adaptation territoriale.

Échapper à l’universalité budgétaire et au carcan de la gestion publique et associer les partenaires (financeurs/bénéficiaires) et coresponsables d’une politique sont ainsi deux motifs de création des agences. Il est étonnant que le premier n’ait pu être traité dans le cadre de la Lolf1, alors que certains de ses promoteurs présentaient les programmes comme des formes d’agences ayant à leur tête un responsable, en la personne du RPROG2. On a depuis lors souligné l’effet cloisonnant et verticalisant de l’architecture de la Lolf et l’avis des préfets de région sur les budgets opérationnels de programme (BOP) reste souvent très formel et ne suffit vraiment pas à une véritable territorialisation.

Si la démultiplication des centres de décision peut faire craindre des coûts d’interface et un manque de cohérence, les agences n’en sont pas moins un moyen de partager les pouvoirs et les ressources sur une politique publique donnée. La géométrie territoriale variable des agences est un facteur supplémentaire d’adaptation territoriale. Le cas des agences de l’eau est particulièrement exemplaire : elles mettent en œuvre, à l’échelle de chaque grand bassin versant, un programme d’intervention sur la base du schéma directeur d’aménagement et de gestion des eaux voté par chaque comité de bassin, “parlement de l’eau” composé d’élus, d’usagers et de représentants de l’État, et dont les membres du conseil d’administration des agences sont directement issus. Les redevances, dont le montant est également voté en comité de bassin, sont perçues directement par les agences qui en assurent la gestion complète. Force est de constater qu’un tel modèle confère à l’action publique légitimité et acceptabilité, tant du point de vue des opérations conduites que du point de vue de la fiscalité qui y est adossée.

Autonomie de gestion et d’action

L’agence est parfois perçue comme un modèle vertueux : elle réunit au sein d’une même entité toutes les compétences spécialisées auparavant éparses sur un territoire pertinent pour l’objet de son action. La récurrence de ses activités et la mutualisation des moyens génèrent des économies d’échelle. Elle permet aussi d’élargir le cercle des contributeurs aux politiques publiques, voire d’agréger les moyens directs du secteur privé, qu’elle associe à une gouvernance élargie.

Dans certains cas, en particulier lorsque le modèle est celui d’un établissement public avec des ressources propres, ayant vocation à s’autofinancer assez largement (cas des établissements publics à caractère industriel et commercial), l’agence est plus agile que les services de l’État, car elle échappe à certaines règles strictes de la gestion publique. Les processus de recrutement et d’achat peuvent être moins contraints que dans l’administration, mais surtout les managers y ont davantage d’autonomie : les délais sont optimisés et la gestion publique trouve de nouvelles marges de manœuvre.

Dans un contexte de moyens extrêmement contraints et où l’on attend toujours autant si ce n’est plus de l’action publique, chercher à lever les contraintes qui pèsent sur l’efficacité et l’agilité des opérateurs devient essentiel.

Pour autant, le contrôle est le corollaire de cette autonomie de gestion et d’action. Le modèle de l’agence repose sur une culture de l’évaluation qui se traduit le plus souvent par un contrat d’objectifs et de performance (COP), comprenant des objectifs déclinés en actions assorties d’indicateurs. Un COP permet à l’État et à un établissement de fixer, autour d’un projet stratégique partagé, des objectifs à atteindre pour l’établissement et des engagements de moyens par l’État, tant en investissement qu’en fonctionnement. Cette contractualisation, si elle est assortie d’une véritable responsabilisation des cadres dirigeants, peut permettre de déployer une gestion publique “moderne”, à la fois efficace, porteuse de sens et motivante pour les agents. L’exercice de la tutelle de l’État (partagée entre les “ministères métiers” et Bercy) sur ses opérateurs n’est pas simple et le sujet, à fort enjeu pour chacune des parties, mériterait d’être revisité. En effet, dans un contexte de moyens extrêmement contraints et où l’on attend toujours autant si ce n’est plus de l’action publique, chercher à lever les contraintes qui pèsent sur l’efficacité et l’agilité des opérateurs devient essentiel. Ainsi, certains opérateurs (établissements publics administratifs notamment) se voient contraints par un double plafond d’emploi (en ETP et en ETPT), auquel s’ajoute un plafond sur la masse salariale. Cette rigidité ne transcrit pas les souplesses apportées dans le recrutement des agents publics (recrutement de CDD pour des durées de trois ans autour de la notion de projet par exemple), ni les besoins de renforts ponctuels (pour un programme particulier en cours d’année ou une activité saisonnière). Un pilotage par la seule masse salariale, en respectant un équilibre entre différentes catégories de contrats, permettrait une gestion des ressources humaines mieux adaptée aux besoins.

Alors que l’on parle de “modèle économique” des opérateurs, de nécessaire développement de leurs ressources propres, on ne va pas au bout d’une logique moderne de relation entre les autorités de tutelle et l’établissement, de type “contractualisation/délégation/rendu-compte”, telle que les COP pourraient pourtant la permettre. En outre, l’évaluation des agences gagnerait à s’opérer au plus proche du terrain, précisément là où les interactions entre acteurs déterminent la portée et l’efficacité de l’action. Une plus grande implication des acteurs locaux, au-delà des seuls ministères de rattachement et des instances de gouvernance des agences, favoriserait la révélation et la réalisation des ajustements nécessaires sur les territoires. À l’évidence, tout en respectant les fondamentaux du cadre de l’action publique, il existe ainsi des marges de manœuvre importantes, pour autant que l’on reconsidère les habitudes historiques de contrôle, ainsi que les notions de délégation et de responsabilité.

[1] Loi organique relative aux lois de finances.
[2] Responsable de programme.

 

Nadège Baptista
2001 Diplôme d’ingénieure de l’École navale, ingénieure de conduite, cheffe de brigade sécurité à la frégate anti-sous-marine Tourville à Brest
2006 Cheffe de secteur “logistique nucléaire”, officière de sécurité nucléaire à la base navale de Toulon
2011 Directrice générale adjointe “économie, aménagement durable et vie métropolitaine” à Chartres Métropole
2014 Directrice générale des services de la ville et de l’agglomération de Châteauroux (Indre)
2019 Directrice générale adjointe “aménagement territorial, habitat, grands projets” de la Métropole du Grand Paris
2020 Préfète déléguée pour l’égalité des chances auprès du préfet de Seine-et-Marne.

Cécile Avezard
1996 Ingénieure du génie rural, des eaux et des forêts, diplômée de l’Institut national agronomique de Paris-Grignon et de l’École nationale du génie rural, des eaux et des forêts
2004 Sous-préfète de Lodève (Hérault)
2006 Directrice de cabinet du préfet de la région Centre, préfet du Loiret
2008 Première conseillère à la chambre régionale des comptes de Rhône-Alpes
2012 Conseillère “réforme de l’État” au cabinet de la ministre de la Réforme de l’État, de la Décentralisation et de la Fonction publique Marylise Lebranchu
2013 Directrice générale des services de la Grande Agglo Valence-Romans
2015 Directrice des ressources humaines au secrétariat général du ministère de l’Égalité des territoires et du Logement et du ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie
2018 Directrice territoriale “Rhône Saône” de Voies navigables de France.

Partager cet article

Club des acteurs publics

Votre navigateur est désuet!

Mettez à jour votre navigateur pour afficher correctement ce site Web. Mettre à jour maintenant

×