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Patrick Martin : “En multipliant les normes, on a créé une société de la défiance”

Le président du Medef qualifie de “machine infernale” la production normative en France et en Europe. Selon lui, les fonctionnaires sont eux-mêmes victimes de la complexité administrative. Dans un entretien à Acteurs publics, Patrick Martin encourage le gouvernement à “gagner la bataille de la simplification”.

Le président du Medef, Patrick Martin.

Le gouvernement a entrepris de s’attaquer à l’excès de norme et à la complexité administrative. Comment jugez-vous les relations entre les entreprises et l’administration ? L’administration est-elle suffisamment business friendly ?
Si elles ne l’est pas suffisamment, c’est souvent à son corps défendant. Chez nos interlocuteurs du secteur public, nous ne percevons ni hostilité ni indifférence à l’égard des entreprises. Au contraire, le plus souvent, les agents publics sont conscients que l’entreprise est la solution à beaucoup de sujets dont l’administration a la charge, je ne citerai que l’inclusion ou l’environnement.

D’où vient alors cette incompréhension ?
Les fonctionnaires nous le disent, ils sont contraints par un corpus réglementaire qui est à la fois très instable, très prolifique et parfois indéchiffrable, y compris par eux-mêmes ! On perçoit un décalage entre un discours officiel proche des entreprises et des actions qui ne le traduisent pas toujours. Il peut par ailleurs exister, dans certaines administrations, de véritables poches de résistance. C’est notamment le cas en matière d’environnement. Les agriculteurs l’ont récemment pointé, déplorant eux aussi la surinterprétation de certains textes dont ils sont victimes.

Les entreprises sont-elles mieux ou moins bien traitées par l’administration que les particuliers ? 
Entreprises et particuliers vivent exactement la même chose : ils souffrent d’une profusion de règles et d’incohérences, en particulier en matière d’urbanisme ou d’immobilier.

Sur les normes, avant de vider la baignoire, il faut arrêter de la remplir.

Qui est responsable de cette culture administrative tournée vers la norme, selon vous ? 
La France n’est pas le seul pays au monde à être atteint par ce phénomène. D’ailleurs, l'Union européenne elle-même est sujette à ces excès. Le think tank Confrontations Europe a chiffré que, sur la période 2019-2022, l'Union européenne avait produit 850 normes applicables aux entreprises. Quelle est mon interprétation ? Il y a un phénomène néfaste qui consiste à compenser la perte d'efficacité de l'action publique par toujours plus de normes. C’est une machine infernale. Côté français, il y a une longue tradition en la matière qui remonte à l’Ancien Régime et qui s’est emballée depuis des années. Culturellement, et c'est regrettable, nous ne vivons pas dans un pays libéral. En multipliant les normes, on a créé une société de la défiance et on encourage inconsciemment la tentation du contournement des règles. Avec, à la clé, perte d’énergie et découragement pour les chefs d’entreprise, mais aussi pour celles et ceux qui, au sein de l’administration, se trouvent être les acteurs obligés de cette dérive. Ils veulent légitimement avoir des espaces de liberté parce que c'est dans la nature humaine de ne pas être régulé en toutes choses.

Quelles sont les administrations qui comprennent le mieux les entreprises ?
Je ne vais pas établir un palmarès. En réalité, cela tient presque plus aux personnes qu'à telle administration ou tel ministère. Par exemple, pour ma propre entreprise, j'ai lancé à travers la France plusieurs projets immobiliers exactement du même type, au mètre carré près. Pourtant, le traitement a été très différent d’un territoire à l’autre, très efficace dans certains endroits, décourageant dans d'autres. C’est la démonstration qu’il y a une interprétation hétérogène des textes. On a des individus qui, pour des raisons que j’ignore, sont très zélés dans certains cas et sont beaucoup plus compréhensifs dans d'autres. Et quand je dis compréhensifs, je ne dis pas que les règles n'ont pas été appliquées, elles l’ont été de manière efficiente et sans surinterprétation. Il y a un certain nombre de décideurs publics qui s'autocensurent parce qu’eux-mêmes sont soumis à des contrôles incessants. Peut-être aussi parce que le principe de précaution a imprégné les esprits au point de contrarier les bonnes volontés, la prise de risque et parfois le bon sens. 

Etes-vous d’accord avec l’idée que “moins de normes, c’est plus de croissance” comme l’a dit le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire ?
Selon l’OCDE, l’excès de normes coûterait 2 à 3 points de PIB, soit 60 milliards d’euros de dépenses inutiles, au moment où nous avons un enjeu de compétitivité croissant pour les entreprises françaises. J’ai participé au lancement du chantier de simplification, en novembre dernier à Bercy, avec Bruno Le Maire et Olivia Grégoire [la ministre déléguée chargée des Entreprises, du Tourisme et de la Consommation, ndlr]. Je pense que nous pourrions facilement obtenir des améliorations du processus de décision administrative et politique. Je ne fais pas partie de ceux qui pensent que ce chantier, lancé à de très nombreuses reprises sans jamais aboutir, est un serpent de mer. Je crois sincèrement que nous pouvons gagner la bataille de la simplification, dans une relation de confiance entre les entreprises et l’administration. 

Ce n’est pas le moment de partir en guerre sur les seuils sociaux.

S’attaquer à l’excès de normes permettrait-il aussi de faire des économies à l’heure où le gouvernement se préoccupe de la situation de nos finances publiques ? 
La suradministration conduit à des surcoûts considérables et on le constate en se comparant à d’autres pays européens dans la santé ou l’éducation. Le gouvernement s’inquiète de l’état des finances publiques alors qu’il y a sa part de responsabilité. Bizarrement, quand il s’agit de trouver des économies, on a tendance à regarder à l’extérieur du secteur public. Or quand on voit ce que représente, par exemple, la masse salariale de la fonction publique, on pourrait s’interroger sur l’efficience de cette dépense. Un chiffre qui ne trompe pas au moment où la conjoncture ralentit : le secteur privé a malheureusement recommencé à supprimer des emplois alors que, dans le même temps, 60 000 ont été créés dans les 3 fonctions publiques en 2023, selon l’Insee. 

Dix ans après le “choc de simplification” annoncé par François Hollande, le sujet est plus que jamais d’actualité. Un rapport écrit par des parlementaires, avec 14 mesures pour simplifier la vie des entreprises, a été publié en février, avec en ligne de mire, le futur projet de loi “Pacte 2”… Sur quoi y a-t-il urgence ?
Ce rapport est intéressant comme celui établi auparavant par la délégation aux entreprises du Sénat. Sur l’excès de normes, je le dis à ma manière : avant de vider la baignoire, il faut arrêter de la remplir. Nous sommes très inquiets de voir qu’un très grand nombre de normes sont élaborées sans véritable étude d’impact. Je pense par exemple à la loi Climat et Résilience de 2021. Il n'y avait pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que la mise en œuvre d’un certain nombre de dispositions de cette loi serait très compliquée, voire impossible et politiquement très préjudiciable, comme les zones à faibles émissions, le “zéro artificialisation nette” ou l’obligation de rénovation thermique des logements. Mon propos n'est pas de contester la finalité environnementale de ces dispositions mais, en amont du vote de cette loi, quand le Medef a émis des réserves sur les modes opératoires, tout a été balayé d’un revers de la main. Il faudrait donc de véritables études d’impact en amont, et de l’évaluation en aval, sans s’interdire de corriger ou d’annuler des dispositions qui se révèlent inefficaces.

Ceux qui mettent en place les procédures d’accès aux marchés publics n’ont pas conscience de leur lourdeur et de leur complexité.

Dans les mesures de simplification envisagées, il est, par exemple, question de relever des seuils sociaux qui déclenchent un certain nombre d’obligations. Est-ce essentiel à vos yeux ?
Pour nous, ce n’est pas la priorité numéro un. La priorité absolue est d’améliorer la compétitivité, toujours grevée par le poids des prélèvements obligatoires, notamment le surpoids des impôts de production et un financement de la protection sociale reposant trop sur les salaires. Sur la simplification, je l’ai beaucoup dit, les seuils sociaux restent un enjeu, mais quand j’écoute nos entreprises adhérentes, ce n’est pas l’alpha et l’oméga de la réussite. De plus, le climat politique général du pays est assez inflammable et malgré cela, le dialogue social est de bonne qualité dans les entreprises. Ce n’est donc pas le moment de partir en guerre sur ce thème-là, en tout cas pas sans traiter auparavant le sujet des excès de prélèvements obligatoires. 

Qu’en est-il, selon vous, des deux grandes promesses de la simplification que sont le “dites-le nous une fois” et le “silence vaut accord” ?
Il y a beaucoup trop d’exceptions à la règle. Il faut renforcer ces deux principes et cela renvoie à la question de la confiance à l’égard des entreprises. Nous sommes lucides, quand il y a un comportement déviant, il doit être sanctionné. Nous souscrivons totalement au contrôle a posteriori, mais cessons de vouloir tout contrôler en amont !

Demandez-vous au gouvernement d’améliorer l’accès des TPE-PME aux marchés publics ? 
J’invite ceux qui nous gouvernent à passer de l’autre côté du miroir pour mesurer les effets concrets de leurs décisions… C’est pour cela que j’ai proposé au ministre [de la Fonction publique] Stanislas Guerini de rétablir les stages obligatoires en entreprise pour les élèves de l’Institut national du service public. D’évidence, ceux qui mettent en place les procédures d’accès aux marchés publics n’ont pas conscience de leur lourdeur et de leur complexité. Hélas, un Small Business Act ne passerait pas les actuelles règles de la concurrence, mais il est possible de simplifier les procédures et d’introduire des critères de choix ou d’attribution dans les marchés publics qui favorisent les PME, comme des critères de proximité ou d’emplois. 

Propos recueillis par Bruno Botella

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