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Emna Cherif : “Le partage des données de santé doit encore gagner la confiance des Français”

Docteure en sciences de gestion et auteure de plusieurs articles sur les patients et les données de santé, Emna Cherif a dégagé une typologie des attitudes des usagers face au dossier médical partagé, entre les “angoissés” et ceux qui sont “prêts”. Elle estime en tout état de cause que “les pouvoirs publics doivent déployer de grands efforts pour rassurer les patients sur l’utilisation de leurs informations personnelles et communiquer davantage sur les technologies utilisées pour sauvegarder les données”.

Avec Mon espace santé, qui a pris le relais du DMP initié en 2011, l’objectif du gouvernement est de numériser le traditionnel carnet de santé pour faciliter l’accès et l’échange des données médicales des patients afin d’en améliorer la prise en charge, de renforcer la recherche médicale et de réduire les coûts. Cet objectif dépasse les frontières de l’Hexagone puisque la Commission européenne aspire à un système européen centralisé facilitant l’accès et l’échange de données de santé dans l’Union européenne tout en assurant leur sécurité dans le cadre juridique défini par le Règlement général sur la protection des données (RGPD).

Malgré les efforts et les investissements considérables consentis, force est de constater que les lancements des dossiers médicaux numériques n’ont toujours pas rencontré le franc succès escompté par les gouvernements européens. En France, par exemple, seuls 10 millions de DMP avaient été ouverts trois ans après la généralisation du dispositif, soit 10 % des Français éligibles. En janvier 2023, l’Allemagne annonce, elle, un nombre d’utilisateurs ne dépassant pas 1 % des assurés. Une première explication de ces faibles taux d’ouverture réside dans l’approche opt-in mise en place par certains pays comme la France – dans un premier temps –, l’Allemagne ou encore l’Italie. L’approche opt-in, contrairement à une approche opt-out, repose sur l’obtention du consentement du patient pour ouvrir un dossier médical numérique et/ou partager ses données médicales.

Une variété de contextes et de cadres juridiques

Bien que l’implémentation du dossier médical numérique réponde à un objectif commun dans tous les pays, cette vocation ne s’inscrit toutefois pas dans des contextes similaires, et encore moins avec des réglementations comparables. Alors qu’aux États-Unis, ce sont les établissements de santé qui fournissent l’accès à leurs patients, en Europe, la mise en place relève du sort des gouvernements. Certains pays comme l’Allemagne ont adopté une approche opt-in exigeant le consentement explicite du patient à la création de son dossier médical numérique et au partage de ses données de santé. Dans d’autres pays comme l’Estonie, considérée comme la référence en la matière, une approche opt-out a tout de suite été mise en place. Le consentement est considéré comme tacite, mais le patient a la possibilité de s’opposer.

Le contexte particulier de la France : quelles évolutions ?

Les autorités françaises ont défini un cadre légal spécifique pour favoriser la diffusion et l’adoption du carnet de santé numérique dans le respect de la vie privée et de la protection des données. Ce cadre a cependant évolué d’une approche opt-in vers une approche opt-out pour généraliser l’usage du dossier médical numérique à tous les patients éligibles. Initialement, sa création, tout comme sa clôture, relève d’une initiative individuelle et volontaire exigeant l’obtention du consentement exprès et éclairé des patients. Ces derniers pouvaient entreprendre cette démarche par eux-mêmes ou demander à leur médecin traitant et à leur pharmacien de les aider pour ensuite partager et compléter les informations de santé qu’ils jugeaient utiles à leur suivi médical, tout comme les antécédents médicaux (pathologies chroniques, allergies, etc.), les résultats d’examens et rapports hospitaliers, ou bien les coordonnées de leurs proches…

Toutes les parties prenantes devraient agir pour dissiper la confusion et les préoccupations des patients.

Ce cadre a intégralement évolué depuis 2021 et prévoit désormais la création automatique des dossiers pour tous les assurés. Depuis janvier 2022, le nouveau “Mon espace santé” intègre, en plus du dossier médical partagé, une messagerie sécurisée pour assurer la communication entre le patient et les professionnels de santé. Sans opposition déclarée par le patient dans un délai de six semaines, ce dernier s’est vu attribuer d’office un compte “Mon espace santé”. Le passage d’une approche opt-in à une approche opt-out augmente clairement le nombre de comptes créés, mais qu’en est-il de leur usage et de leur appropriation ? Ne risqueraient-ils pas de rester des “coquilles vides” comme ce fut le cas en Australie après le passage à une approche opt-out ? N’occasionneraient-ils pas des considérations quant à la confidentialité et la sécurité des données stockées ?

Autant de questions auxquelles le changement d’approche seul ne pourrait répondre. La compréhension des perceptions des patients permet d’apporter un éclairage supplémentaire sur les leviers à activer pour améliorer l’appropriation du dispositif.

L’adoption du DMP : les 4 visages des patients Français

Bien que l’adoption du dossier médical partagé puisse être expliquée dans certaines mesures par la réglementation, il n’en demeure pas moins que de nombreux facteurs individuels entrent en ligne de compte pour expliquer l’appropriation du dispositif par les différentes parties prenantes. Une étude réalisée auprès de 1 076 patients a permis d’identifier 4 profils1 :
- les patients angoissés, qui représentent environ 4 % de notre échantillon. Ils ont les niveaux de préoccupations et de risque perçus les plus forts en matière de confidentialité des données médicales au point de ne plus prendre en considération l’utilité et les bénéfices découlant de l’utilisation du DMP. Ces patients sont vraisemblablement les plus sceptiques et les moins enclins à se laisser convaincre par le nouveau dispositif. Ils appartiennent à des catégories socioprofessionnelles élevées et ont, pour la plupart, la quarantaine ;
- les patients inquiets : ils ressentent moins de préoccupations en matière de confidentialité que les patients angoissés. Aussi évaluent-ils les bénéfices du DMP plus favorablement ; ce qui en fait une cible plus facile à convaincre. Par ailleurs, les patients inquiets représentent 51 % de notre échantillon, soit plus de la moitié des patients. Ceci met l’accent sur les efforts à mettre en place pour rassurer davantage cette cible quant au partage et la sécurité des données, tout en mettant en avant tous les avantages à en retirer de l’utilisation du DMP. Les “inquiets” appartiennent d’ailleurs à des catégories socioprofessionnelles élevées et sont plus jeunes que la moyenne (entre 20 et 49 ans), ce qui expliquerait une certaine familiarité avec les nouvelles technologies ;
- les patients prêts, qui représentent 34 % de notre échantillon. Ils sont beaucoup plus motivés par les bénéfices du DMP et n’affichent pas d’inquiétudes par rapport à leurs données de santé. Ces patients croient en l’utilité du DMP pour l’amélioration de la qualité de leur prise en charge, ainsi que pour un accès, une gestion et un contrôle plus efficaces des données. Plus âgés que la moyenne (plus de 50 ans et principalement entre 60 et 69 ans), ils sont majoritairement des femmes appartenant à des catégories socioprofessionnelles moyennes. Compte tenu de leurs caractéristiques sociodémographiques, ces patients auraient plutôt besoin d’assistance et d’accompagnement pour profiter pleinement des avantages du DMP. Le rôle des pairs (médecins, pharmaciens, etc.) semble très important à ce niveau pour la familiarisation avec le dispositif ;
- les patients équilibrés sont relativement proches des patients prêts quant à leurs motivations pour l’adoption du DMP. Ils affichent toutefois certaines préoccupations par rapport à leurs données médicales. Ces patients sont majoritairement des hommes, dans la cinquantaine, ayant des niveaux d’éducation et des catégories socioprofessionnelles plus bas que la moyenne. Les équilibrés représentent environ 11 % de notre échantillon, que le gouvernement pourrait facilement cibler avec les mêmes arguments que les patients inquiets.

Les pouvoirs publics doivent d’abord déployer de grands efforts pour rassurer les patients sur l’utilisation de leurs informations personnelles et ­communiquer davantage sur les technologies utilisées pour sauvegarder les données. De telles initiatives doivent être orientées vers les patients “angoissés” et “inquiets”. Par ailleurs, toutes les parties prenantes (le ministère de la Santé, les médecins, etc.) devraient agir pour dissiper la confusion et les préoccupations des patients. Elles doivent détailler avec précision les types de données stockées sur le DMP, la manière dont elles sont stockées, quels sont les professionnels de santé susceptibles d’y accéder et la manière dont elles sont susceptibles d’être utilisées. De plus, éclairer les patients sur le fait que le DMP est géré dans le respect de la réglementation et les rassurer sur la confidentialité des données les aiderait à avoir confiance et à mieux partager leurs données.

[1] Voir l’article publié par l’auteure en 2022 dans la revue internationale Public Health : Cherif, E., & Mzoughi, M., “Electronic health record adopters: a typology based on patients’ privacy concerns and perceived benefits”, Public Health, 207, 46-53.

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