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“Sur l’écologie, les acteurs publics ne peuvent être à la fois décideurs, managers et experts”

Le collectif de hauts fonctionnaires Une fonction publique pour la transition écologique vient de compléter son “kit d’autoformation” en abordant de nouveaux thèmes. L’un de ses membres, Laurent Badone, directeur général des services de La Clusaz, en Haute-Savoie, revient sur la notion de “gouvernance des transitions”, à laquelle il consacre une fiche. À la fois observateur et acteur des changements en exerçant en territoire montagnard, il anime également, à l’Inet de Strasbourg, un parcours de formation à destination des cadres dirigeants, autour de la conduite de la transformation dans une approche systémique.

Pourquoi vous a-t-il semblé important de consacrer un dossier à la gouvernance démocratique dans le cadre de la crise écologique ?
Notre constat est que la France est aux avant-postes des efforts sur les politiques écologiques, mais que cela ne suffit pas. Aujourd’hui, l’approche est celle de la planification, de la construction de schémas directeurs et de la contractualisation. Or la transition consiste en du changement, et le changement doit s’accompagner. Au-delà d’être un problème scientifique, technique ou financier, le changement est un problème organisationnel. Il nous a donc semblé utile de le relier à la gouvernance.

Comment définiriez-vous “la gouvernance des transitions”, à laquelle vous avez consacré une ressource dans le cadre du kit d’autoformation proposé par votre collectif ?
Nous n’avons pas la prétention de définir des concepts ou de proposer des outils et méthodes préfabriqués qu’il n’y aurait qu’à appliquer. Nous sommes un réseau d’agents publics, notre rôle est de participer à la discussion et de faire émerger des réflexions. Ce qui est sûr, c’est qu’il y a des conditions à réunir pour réussir à prendre en charge les sujets de transition. Si ces conditions ne sont pas réunies, on risque de continuer à avoir une approche sectorielle, dont on sait que même si elle peut fonctionner, elle rencontre des difficultés, voire des obstacles. On s’en rend compte aujourd’hui avec les ZFE [zones à faibles émissions, ndlr], ou avec le désarroi agricole de cet hiver. Nous considérons qu’il faut avoir une approche systémique qui mette autour de la table toutes les parties prenantes. Il y a donc plusieurs conditions à réunir pour réussir cette gouvernance des transitions : la systémie, une approche des risques, les coopérations et enfin la mise en récit. Sans ces fondamentaux, les sujets de transition risquent d’effectuer un recul au lieu d’une marche en avant.

On se rend compte que les grands bouleversements écologiques interrogent la manière dont on doit produire et designer les politiques publiques.

Vous affirmez que cette notion vise notamment à donner de nouvelles capacités d’agir aux institutions. Lesquelles ?
On parle de nouvelles capacités d’agir car aujourd’hui, je pense que les citoyens et les acteurs publics que nous sommes ont le sentiment que la transition écologique est un sujet distant. On a tendance à se dire que ce n’est pas à nous de faire les efforts et que les pollueurs sont les industriels. Malheureusement, tout cela est souvent le biais de raccourcis cognitifs qui ont tendance à préserver le statu quo ou à prioriser le court-termisme. Il faut au contraire se demander comment en tant qu’institution, agent public ou collectivité nous sommes concernés par ces problématique et comment nous tentons d’agir sur notre terrain. L’idée est de se sentir concerné : aujourd’hui on a plutôt une approche “macro” et planétaire grâce aux rapports scientifiques. Heureusement que les experts s’en saisissent, mais l’enjeu est de réussir à faire atterrir ces sujets à l’échelle de nos périmètres d’intervention, de manière à identifier les actions à mettre en œuvre. Nous sommes agents publics, et les agents publics doivent agir : d’où l’importance de développer cette capacité.

Qu’implique concrètement la gouvernance des transitions pour les acteurs publics ? 
Le premier sujet est sans doute de réussir à développer une culture du risque qui permette d’envisager les enjeux, et autant que possible dans l’anticipation. Le développement d’une culture du risque est un prérequis pour faciliter les mécanismes d’appréhension du changement. Il est également important de revoir le logiciel, en interrogeant la place des experts, des décideurs, des managers et des citoyens à l’échelle d’un territoire. L’action publique, nos institutions et le service public ont été construits sur la base de valeurs et de règles fondamentales. Elles sont assises dans notre Constitution, dont l’ambition est d’aider la nation à passer l’usure du temps, en reproduisant des règles, normes et organisations qui respectent les grandes valeurs du service public, notamment l’universalité et l’égalité de traitement entre les citoyens. Mais on se rend compte, aujourd’hui, que les grands bouleversements écologiques interrogent la manière dont on doit produire et designer les politiques publiques. Par le passé, on dupliquait les normes d’un territoire à l’autre et on reproduisait des solutions qui existaient ailleurs. Or aujourd’hui, les problématiques sont la plupart du temps dues à des situations inédites complexes qui remettent en question un certain nombre de règles et de piliers.

Notre rôle, en tant qu’agents publics, est de nous positionner plutôt en tant que facilitateurs.

Quel est le rôle des élus et agents dans cette nouvelle façon d’aborder la gouvernance ? Quels leviers doivent-ils activer pour y parvenir ? 
La réponse réside dans le fait d’aller chercher la multiplicité des experts plutôt que de faire un copier-coller des anciennes approches. Pour faire face à la complexité, il faut un management du changement, qui s’accompagne de la diversité des expertises et de la recherche de nouvelles solutions. Par exemple, La Fabrique des transitions [une alliance transpartisane de territoires et de réseaux, ndlr] a développé un concept que l’on aime bien citer chez Une fonction publique pour la transition écologique : “les 4 fantastiques de la transition”. Pour accompagner le changement, il faut au moins un représentant de l’État, un élu, un représentant de la société civile et un fonctionnaire technicien territorial. On ne peut pas être à la fois décideur, manager et expert. Notre rôle, en tant qu’agents publics, est de nous positionner plutôt en tant que facilitateurs : fonctionnaires et élus n’ont pas entre leurs mains la totalité des cartes pour faire face aux enjeux. C’est une grande leçon pour nous, les fonctionnaires territoriaux : il faut accepter d’interroger notre propre place autour de la table.

Comment faire émerger une nouvelle “diplomatie de la transition”, autre notion que vous développez dans votre note ?
Penser global et agir local est très important dans ce changement de logiciel. Pendant très longtemps, une forte participation électorale et un consentement à l’autorité permettaient aux élus de prendre des décisions. Mais aujourd’hui, que ce soit au niveau des entreprises ou des institutions, la verticalité et l’autorité existent de moins en moins, ce qui signifie que les décisions sont de plus en plus challengées et interrogées par les territoires et ceux qui y vivent. Ce n’est plus parce qu’une décision est adoptée, même à l’unanimité d’un conseil municipal, qu’elle fait sens. L’abstention est aujourd’hui au moins aussi importante que la participation électorale, ce qui, d’une certaine manière, fragilise la portée des institutions démocratiques. On parle de diplomatie car lorsqu’il y avait du consentement à l’autorité et une puissante démocratie représentative, il n’y avait pas nécessairement besoin d’expliquer, de faire atterrir un projet. Ce n’est plus le cas car les règles du contrat social sont en train d’évoluer : on a besoin d’une diplomatie pour fédérer. Dans la mesure ou la transition écologique interroge la manière dont on conçoit nos sociétés, il faut pouvoir rouvrir le dialogue, avec du temps, des espaces et des agoras. Un exemple de besoin de diplomatie pour questionner la finalité des projets : pendant des décennies, les autoroutes étaient plutôt vectrices de développement territorial et économique, alors qu’aujourd’hui on interroge l’artificialisation.

Plus largement, pourquoi produire un “kit de formation”, dans lequel on peut retrouver cette nouvelle fiche sur la gouvernance des transitions ? 
Depuis les accords de Paris en 2015, il y a plutôt une montée en connaissance sur les enjeux écologiques. Mais nous nous sommes rendu compte que l’information et la sensibilisation ne suffisaient pas pour passer à l’action et à embrasser la totalité des sujets : d’où la nécessité d’une montée en expertise des agents publics, quels que soient leur grade ou leur filière. Sur le sujet particulier des emplois de direction et notamment sur la gouvernance de la transition, il apparaît que la transition n’est pas seulement technique, technologique et énergétique : il y a aussi la question de l’accompagnement au changement, de la gestion des crises et de l’agilité, auxquels les managers doivent se former.

Propos recueillis par Philippine Ramognino

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Club des acteurs publics

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