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L’indépendance des autorités administratives, de la théorie à la pratique

Sur le papier, de nombreuses dispositions garantissent l’indépendance des autorités administratives indépendantes (AAI), mais dans la pratique, celle-ci peut être entaillée de bien des façons.

Depuis la création de la première des autorités administratives indépendantes (AAI), la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), en 1978, la notion d’indépendance est au cœur de leur action et revient inlassablement au gré des débats autour de la prolifération des agences et du démembrement de l’État. En dépit de l’affichage de leur indépendance jusque dans leur nom, là où les Américains parlent plus modestement d’“agences quasi non-gouvernementales”, les AAI restent prises dans des rapports étroits et ambigus, d’une part avec les acteurs qu’elles contrôlent et d’autre part avec l’exécutif, dont elles dépendent malgré tout.

“Les AAI sont soumises à une forme de conflit d’intérêts structurel : elles doivent à la fois être très proches des organismes publics et privés qu’elles contrôlent, de leurs attentes et difficultés, mais en même temps leur être totalement extérieures”, analyse le chercheur Antoine Vauchez, qui y voit le terrain de jeu de nouvelles formes d’action publique et de régulation, davantage coproduites avec les acteurs concernés, mais qui ont aussi leurs travers. “Les AAI sont à mes yeux indispensables pour donner aussi bien aux citoyens qu’au politique une opinion et une vision véritablement extérieures au monde des administrations centrales, qui reste un milieu sociologiquement et socialement homogène”, estime de son côté un président d’AAI, pourtant lui-même issu du sérail administratif. “L’indépendance est primordiale pour pouvoir s’inscrire dans le temps long de la régulation d’un secteur économique. C’est en effet un écran anti-conneries, qui permet de filtrer les idées farfelues des politiques”, confie de son côté un ancien président d’autorité.

La légitimé de leurs décisions et donc de leur existence en dépend. “À quoi serviraient, sinon, ces structures, qui sont sorties du circuit classique du commandement administratif, si elles lui étaient soumises ?” s’interroge ainsi Antoine Vauchez, directeur de recherche au CNRS en sociologie politique et en droit. Ces drôles d’objets administratifs, qui ont nourri quantités de rapports, interviennent dans une grande variété de domaines. Elles sont spécialisées dans la protection des droits et libertés (défenseur des droits, Commission d’accès aux documents administratifs, Cnil…) ou dans la régulation d’un secteur spécifique : l’Arcep pour les télécommunications, l’Autorité des marchés financiers (AMF) pour les banques et les assurances… L’arsenal à leur disposition va du simple avis à la sanction financière. Autant de pouvoirs qui n’ont cessé d’alimenter les interrogations, voire les fantasmes et de remettre sur la table la question de la compatibilité de ces structures au pouvoir quasi-juridictionnel avec l’ordre démocratique.

Garanties d’indépendance et comptes à rendre

La loi du 20 janvier 2017 est venue leur conférer un statut général et fixer les garanties de leur indépendance, mais aussi les conditions de leur contrôle démocratique, notamment vis-à-vis du Parlement, auquel elles doivent rendre des comptes lors d’auditions. Avant de prendre leur poste, les présidents d’AAI – nommés par le président de la République – doivent impérativement passer par les commissions compétentes du Parlement, qui peuvent faire capoter la nomination à condition de réunir plus de trois cinquièmes de votes contre. Les autorités sont également priées de faire davantage de lumière sur leurs activités, essentiellement sur le plan financier : elles sont sommées de publier un rapport annuel d’activité tandis qu’une annexe du gouvernement aux projets de loi de finances revient sur la gestion des autorités. En revanche, leurs décisions (et leur impartialité) ont toujours été contestables, devant le Conseil d’État (et pour certaines devant les tribunaux judiciaires), mais aussi devant le Conseil constitutionnel par la voie des questions prioritaires de constitutionnalité. C’est d’ailleurs par une QPC d’un opérateur télécom que l’Arcep avait été poussée en 2013 à refondre totalement sa procédure de sanction pour qu’elle soit davantage impartiale : en séparant les fonctions de poursuite et de jugement.

Pour une AAI, l’indépendance ne se négocie pas, mais elle est sans cesse remise en question, vis-à-vis du gouvernement comme du secteur régulé. “Les AAI s’intègrent dans un écosystème et ont de plus en plus souvent tendance à se présenter non pas comme des gendarmes, qui sont dans la sanction, mais plutôt comme des accompagnateurs de leur secteur. Elles ont ainsi parfois besoin de coups d’éclat afin de montrer que tout cela est très sérieux et qu’il peut y avoir des conséquences, notamment pour les entreprises”, constate Antoine Vauchez. La désignation de leur président par le président de la République envoie également un mauvais signal sur leur distance vis-à-vis de l’exécutif. “Elle est forcément suspecte, mais je ne vois pas quelle solution serait meilleure”, confesse un président d’AAI, d’autant que le gouvernement a également la main sur la nomination de plusieurs membres de chaque autorité.

C’est tout l’intérêt du fonctionnement collégial de ces institutions. “Je n’ai personnellement jamais été empêché de dire ce que j’avais à dire, chacun a liberté de parole et la décision est finalement prise collectivement”, assure de son côté un membre d’une AAI. “Même si on trouve un commissaire du gouvernement dans mon collège, celui-ci ne fait que donner un avis ou des informations, et si un des membres venait à prendre un parti pris favorable au gouvernement, les autres le supporteraient très mal car il en va de leur crédibilité et de celle de l’institution”, assure le président d'une autorité indépendante. “C’est grâce à mon collège que j’ai parfois pu dire non au gouvernement”, insiste enfin un ancien président d'AAI.

De nombreuses règles s’appliquent en outre pour garantir l’indépendance des membres et prévenir tout conflit d’intérêts : leur mandat est irrévocable et il est incompatible avec les fonctions d’élu local et évidemment de direction d’un organisme soumis au contrôle de l’autorité dont il est membre. Ils doivent également exercer “leurs fonctions avec dignité, probité et intégrité et veillent à prévenir ou à faire cesser immédiatement tout conflit d’intérêts”, en adressant une déclaration d’intérêts à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). À tel point qu’il est parfois trop difficile de recruter aussi bien au sein du collège que des services, au goût de plusieurs de leurs présidents.

Cette rigueur déontologique a d’ailleurs pour effet d’affaiblir la diversité des profils travaillant au sein des autorités. On y retrouve quelques experts du domaine de spécialisation (en particulier à l’AMF), mais le gros des troupes, jusqu’à 40 %, est issu des grands corps de l’État. Une prédominance qui dépasse les pouvoirs de désignation conférés au Conseil d’État, à la Cour des comptes et à la Cour de cassation. Certains y voient un gage de neutralité propre à ces professions, quand d’autres y voient un certain déterminisme et une forme d’étatisation. “Les AAI ont beau être extérieures à l’État, la grande majorité des personnes qui y travaillent ne sont autres que des haut fonctionnaires”, observe Antoine Vauchez, qui a passé au crible la composition des 11 principales autorités. “On se retrouve ainsi avec des gens désintéressés, mais cela assèche dans le même temps la richesse des points de vue, où la société civile est assez peu représentée”, déplore à ce titre l'ancien président d'une autorité indépendante.

Points aveugles

Malgré les beaux principes et toutes les règles déontologiques qui s’appliquent, l’indépendance des AAI peut être mise à mal ou au moins entaillée dans la pratique de bien des manières. Si l’obstruction de nomination ou le renouvellement complet d’un collège (après une fusion d’institutions) constituent des armes radicales – et forcément exceptionnelles – de l’exécutif pour paralyser ou remodeler une AAI, d’autres leviers menacent plus subtilement leur indépendance. À commencer par la loi.

“En dépit de leur indépendance, les régulateurs ne tiennent leurs pouvoirs que par la loi, qui définit leur capacité à agir”, souligne un ancien président d’AAI. Cela pousse à entretenir des relations suffisamment saines avec le pouvoir (et sa majorité), pour se voir confier de nouvelles compétences par exemple, ou au contraire pour ne pas se voir amputer de certaines missions. “Une autorité indépendante exerce heureusement ses missions dans le cadre fixé par la loi, mais cela s’accompagne de points aveugles qui peuvent être plus ou moins délibérément organisés”, prévient un membre de la Cnil.

Celui-ci fait référence à la création, en 2015, d’une commission annexe, la CNCTR, spécialisée dans le contrôle des fichiers de renseignement, qui échappent depuis au radar de la Cnil. Autre exemple de limitation de ses capacités d’action : la transformation en 2004 de la procédure d’avis conforme en simple avis non contraignant pour le gouvernement. Cette modification autorise en plus le gouvernement à faire de la rétention d’informations pour mettre des bâtons dans les roues des AAI. “Comment mesurer la proportionnalité d’un dispositif appelé à être généralisé quand on refuse de nous communiquer la moindre information sur son efficacité ? Dans de tels cas, la Cnil ne peut que dire qu’elle ne se prononce pas et cela ne va pas plus loin”, témoigne le même membre de l’AAI. La question des moyens est enfin centrale et peut servir de levier de pression, comme lorsqu’un ministre du quinquennat Hollande a arbitré dans le sens d’une baisse de budget pour affaiblir une autorité qu’il voulait faire disparaître. En définitive, et comme le résume un membre d’AAI, “l’indépendance absolue n’existe pas, sauf à battre notre propre monnaie”.
 

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